La guerre économique occidentale contre la Russie: modalités, enjeux et réponse (EN/FR)
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Le 2 mars 2022, le Ministre de l’Economie Bruno Le Maire déclarait que “les sanctions sont d’une efficacité redoutable. Nous allons livrer une guerre économique et financière totale à la Russie. Nous allons provoquer l’effondrement de l’économie russe.”
"Les Etats-Unis ont déclaré la guerre économique à la Russie", a déclaré le porte-parole de la présidence russe, Dmitri Peskov, le 9 mars 2022.
La définition la plus fréquente de la guerre économique semble renvoyer à la mise en œuvre par les États d’un ensemble de pratiques orientées vers la recherche de puissance économique, commerciale, industrielle, technologique et/ou financière. Elle est la forme moderne de la guerre, dans cette forme nouvelle d’expression de la rivalité, l’objectif de conquête des marchés s’est substitué à celui de conquête des territoires[1].
Aujourd’hui, au cœur du conflit entre la Russie et l’Ukraine, le président américain Joe Biden a promis, le 8 mars 2022, de "mettre à genoux l'économie russe".
Mais quelles sont les mesures de la guerre économique (1) et financière (2) prises à l’encontre de la Russie et quelle est sa réponse (3) ?
1) Mettre à genoux l’économie Russe
Les sanctions économiques à l’encontre de la Russie ne sont pas nouvelles. En juillet 2014, après l’annexion de la Crimée, l'Union européenne avait imposé des sanctions économiques ciblant les échanges avec la Russie dans des secteurs économiques spécifiques en interdisant l'accès aux crédits européens à plusieurs banques russes et compagnies pétrolières russes, l'exportation de biens pouvant être détournés militairement et l'exportation d'équipements pétroliers vers la Russie.
En février 2022, en rétorsion à l'invasion de l'Ukraine, de nouvelles sanctions d'une plus grande ampleur sont mises en place, notamment par l'Union européenne, le Royaume-Uni et les États-Unis.
Les dirigeants de l'UE se sont réunis à la suite de l'agression commise par la Russie contre l'Ukraine. Ils ont marqué leur accord sur de nouvelles sanctions contre la Russie, qui concernent:
● Gel des avoirs et des ressources de plus de 700 personnes russes ;
● Interdiction d’exporter et de vendre certains produits en Russie (biens et technologies à double usage, biens et technologies susceptibles de contribuer au renforcement militaire et technologique de la Russie, biens et technologies propices à une utilisation dans le raffinage de pétrole, biens et technologies propices à une utilisation dans le secteur de l’aviation ou de l’industrie spatiale, pièces et technologies destinées au secteur maritime) ;
● Interdictions touchant les activités commerciales avec le Donbass ;
● Interdictions touchant l’espace aérien européen ;
● Interdictions affectant les activités commerciales avec la Biélorussie.
2) Quelle « guerre financière » envisagée par Bruno Le Maire ?
« L’urgence est de relever le coût de la guerre pour le président Poutine » : voici l’objectif que s’est fixé la présidence française et européenne.
Faute de mobiliser des forces militaires à terre pour soutenir l’Ukraine face à l’invasion russe, la France et ses alliés occidentaux ont lancé l’offensive sur le terrain financier via l’exclusion des autorités, des banques et grandes entreprises russes aux marchés des capitaux européens. Il s’agit de l’une des mesures les plus « dures » jamais prises par l’UE, selon son chef de la diplomatie Josep Borrell.
Avec l’appui des puissances du G7, les ministres européens des Affaires étrangères se sont entendus pour bloquer les transactions de la Banque centrale russe. Concrètement, cela revient à restreindre drastiquement ses capacités de convertir ses réserves de change (devises étrangères, obligations souveraines libellées dans des devises occidentales…). L’objectif est d’empêcher Moscou d’y recourir pour financer le conflit en Ukraine.
Il s’agit du même objectif qui a été poursuivi lorsque les occidentaux ont décidé d’exclure les banques russes du système de messagerie bancaire Swift. Cette décision a été appuyée par le Japon qui souhaite participer à l’exclusion de banques russes du réseau financier Swift. Selon le site de l’association nationale Rosswift, la Russie serait le deuxième pays après les Etats Unis en nombre d’utilisateurs avec quelques 300 banques et institutions russes membres du système.
Résultat de ses sanctions : le rouble s’effondre (-27% depuis 2022) et s’échange à plus de 100 roubles pour un dollar, un niveau jamais vu auparavant.
3) La stratégie de Moscou pour amortir le choc des mesures punitives occidentales
Le gouvernement de Vladimir Poutine a anticipé certaines de ces mesures financières, via une politique de dédollarisation de l’économie russe. Objectif : réduire sa dépendance envers la devise américaine. Depuis quelques années, il a mis en place un système alternatif de paiement à l’intérieur du pays, qui contourne le système international de transfert d’argent Swift. De plus, le Kremlin a insisté ces dernières années pour que les grands contrats internationaux soient libellés en euros ou en roubles dans le même but de réduire les liens avec la monnaie américaine. Moscou se vante même de cette stratégie surnommée « Forteresse Russie », qui vise à renforcer son autonomie financière. Selon le Wall Street Journal de jeudi, le pays détiendrait une réserve de guerre de 630 milliards de dollars, principalement en or et en devises étrangères, l’équivalent d’environ un tiers de l’ensemble de son produit intérieur brut.
Même si l’économie russe est fortement impactée par la chute du rouble, Vladimir Poutine a pris des mesures drastiques via l’interdiction des transferts de devises à l'étranger et l'obligation de convertir et maintenir en roubles 80% des recettes en devises étrangères engrangées depuis le 1er janvier. L’utilisation des cryptoactifs serait aussi un moyen pour contourner les sanctions prises à l’encontre de la Banque Centrale russe, car ces derniers fonctionnent sur un réseau décentralisé : aucune entité centrale ne peut être sanctionnée et empêcher l'accès des utilisateurs. Les Russes se sont donc rués sur le bitcoin, avec des volumes records d'achats en roubles.
La Russie compte également sur la Chine pour amortir le choc des sanctions. Outre les systèmes de paiement chinois et russe qui sont connectés, le marché chinois s’offre comme une alternative pour absorber les exportations russes, notamment de gaz et de pétrole, qui n'iront pas en Europe. Des contrats importants de livraison de gaz ont déjà été signés entre les deux régimes autocratiques. Lors de leur rencontre début février à Pékin, Vladimir Poutine et son homologue chinois Xi Jinping se sont d’ailleurs dits convaincus que le souffle de l’histoire est désormais en leur faveur.
----- English version -----
On 2 March 2022, the French Minister of the Economy, Bruno Le Maire, declared that "the sanctions are frighteningly effective. We are going to wage a total economic and financial war on Russia. We will cause the collapse of the Russian economy."
"The United States has declared economic war on Russia," Russian presidential spokesman Dmitry Peskov said on 9 March 2022.
The most common definition of economic warfare seems to refer to the implementation by states of a set of practices oriented towards the search for economic, commercial, industrial, technological and/or financial power. It is the modern form of war, in this new form of expression of rivalry, the objective of conquering markets has replaced that of conquering territories[2].
Today, in the midst of the conflict between Russia and Ukraine, US President Joe Biden promised on 8 March 2022 to "bring the Russian economy to its knees".
But what are the economic (1) and financial (2) war measures taken against Russia and what is its response (3)?
1) Bringing the Russian economy to its knees
Economic sanctions against Russia are not new. In July 2014, after the annexation of Crimea, the European Union imposed economic sanctions targeting trade with Russia in specific economic sectors by banning access to European credit for several Russian banks and oil companies, the export of goods that could be diverted militarily and the export of oil equipment to Russia.
In February 2022, in retaliation for the invasion of Ukraine, new and more extensive sanctions were put in place, including by the EU, the UK and the US.
EU leaders have met in the wake of Russia's aggression against Ukraine. They have agreed on new sanctions against Russia, which include:
● Freezing the assets and resources of over 700 Russian individuals;
● Ban on exports and sales of certain products to Russia (dual-use goods and technologies, goods and technologies that could contribute to the military and technological strengthening of Russia, goods and technologies suitable for use in oil refining, goods and technologies suitable for use in the aviation or space industry, parts and technologies for the maritime sector);
● Bans on commercial activities with the Donbass;
● Prohibitions affecting European airspace;
● Prohibitions affecting trade with Belarus.
2) What "financial war" does Bruno Le Maire envisage ?
The French and European presidencies have set themselves the following objective: "It is urgent to raise the cost of the war for President Putin".
Failing to mobilise military forces on the ground to support Ukraine in the face of the Russian invasion, France and its Western allies have launched the offensive on the financial front by excluding the Russian authorities, banks and large companies from the European capital markets. This is one of the "toughest" measures ever taken by the EU, according to its head of diplomacy Josep Borrell.
With the support of the G7 powers, EU foreign ministers agreed to block Russian Central Bank transactions. In concrete terms, this means drastically restricting its ability to convert its foreign exchange reserves (foreign currency, sovereign bonds denominated in Western currencies, etc.). The objective is to prevent Moscow from using them to finance the conflict in Ukraine.
This is the same objective that was pursued when the West decided to exclude Russian banks from the Swift banking messaging system. This decision was supported by Japan, which wants to participate in the exclusion of Russian banks from the Swift financial network. According to the website of the national association Rosswift, Russia is second only to the United States in the number of users, with some 300 Russian banks and institutions being members of the system.
As a result of these sanctions, the rouble has collapsed (-27% since 2022) and is trading at more than 100 roubles to the dollar, a level never seen before.
3) Moscow's strategy to cushion the impact of Western punitive measures
Vladimir Putin's government has anticipated some of these financial measures, through a policy of de-dollarisation of the Russian economy. The aim is to reduce its dependence on the American currency. For several years now, it has set up an alternative payment system within the country, which bypasses the international Swift money transfer system. In addition, the Kremlin has insisted in recent years that large international contracts be denominated in euros or roubles with the same aim of reducing ties to the US currency. Moscow even boasts of this strategy, dubbed "Fortress Russia", which aims to strengthen its financial autonomy. According to Thursday's Wall Street Journal, the country holds a war reserve of $630 billion, mostly in gold and foreign currencies, equivalent to about a third of its entire gross domestic product.
Even though the Russian economy is heavily impacted by the fall of the rouble, Vladimir Putin has taken drastic measures via the ban on foreign currency transfers and the obligation to convert and maintain in roubles 80% of foreign currency receipts earned since 1 January. The use of cryptoassets would also be a way to circumvent the sanctions against the Russian Central Bank, as they operate on a decentralised network: no central entity can be sanctioned and prevent users from accessing them. Russians have therefore flocked to bitcoin, with record volumes of ruble purchases.
Russia is also relying on China to cushion the impact of sanctions. In addition to the Chinese and Russian payment systems being connected, the Chinese market offers itself as an alternative to absorb Russian exports, especially gas and oil, which will not go to Europe. Major gas supply contracts have already been signed between the two autocratic regimes. During their meeting in Beijing at the beginning of February, Vladimir Putin and his Chinese counterpart Xi Jinping said they were convinced that the winds of history were now in their favour.
[1] Bosserelle, Éric. « La guerre économique, forme moderne de la guerre ? », Revue Française de Socio-Économie, vol. 8, no. 2, 2011, pp. 167-186 [2] Bosserelle, Éric. "Economic warfare, a modern form of war?", Revue Française de Socio-Économie, vol. 8, no. 2, 2011, pp. 167-186