Interview de Marc-Olivier Strauss Kahn, Directeur général honoraire de la Banque de France
Quel souvenir gardez-vous de votre passage à l’ESSEC ?

Excellent. C’est pourquoi j’y suis revenu. D’abord, peu après mon diplôme, pour enseigner à l’EPSCI, ancêtre du BA ; et maintenant au GMBA. J’ai fait ma 1ère année à Paris en 1972 et quasiment planté ma tente dans les champs de Cergy autour de l’ESSEC, inauguré lors de ma deuxième année. Comme à l’époque, on y travaillait moins que maintenant, je n’y passais pas tout mon temps et j’ai complété ma formation en faisant en parallèle un Master d’économétrie, puis Sciences Po. Ensuite, j’ai continué avec un DEA d’économie publique, obtenu après être entré à la Banque de France (BDF). Trois ans plus tard, cette dernière m’a envoyé à l’Université de Chicago pour ajouter une teinture anglo-saxonne, utile dans les organisations internationales. Vous le devinez, j’aime bien approcher les mêmes sujets économiques à partir de plusieurs points de vue.
Vous avez, notamment, travaillé à la Banque de France, au FMI, à l’OCDE. Pourquoi avoir choisi de faire votre carrière dans des institutions publiques plutôt que dans des grandes banques privées ?
Comme d’autres probablement, j’ai fait ma prépa par absence de vocation forte. J’aimais autant les sciences que l’Histoire et la Philo. Faire l’ESSEC n’oblige pas à se limiter au secteur privé. Je voulais débuter par le secteur public, car passer du privé au public reste rare en France. Résultat : je suis resté dans le secteur public. Mais servir l’intérêt général m’a toujours motivé. Alors, je suis entré à la Banque de France (BDF) qui a passé son temps à chercher à se débarrasser de moi … et j’y suis toujours revenu. Pourtant, outre le FMI, puis l’OCDE, elle m’a aussi ‘‘détaché’’ d’abord, brièvement, à l’INSEE puis, longuement, à la Banque des Règlements Internationaux (BRI), qui est la banque des banques centrales à Bâle, enfin plus récemment au Board de la Réserve fédérale américaine et à la Banque Interaméricaine de Développement, tous deux localisés à Washington.
Quelles étaient vos principales responsabilités lorsque vous étiez Directeur général, puis Conseiller spécial du Gouverneur de la Banque de France ?
J’ai eu la chance de devenir dès 2001 un des Directeurs généraux de la Banque de France qui en comprend plusieurs. Dans les années qui ont précédé et suivi cette nomination, j’ai été étroitement associé aux négociations liées à la création de l’euro, ce qui fut passionnant. Plus généralement, j’étais en charge des statistiques, des études, des prévisions et de la recherche, des relations internationales … Bref tout ce qui ne rapporte rien ! Ma femme, ayant fait HEC, était Directeur des opérations et faisait gagner à la BDF ce que je pouvais ensuite dépenser ! Mais je la bloquais dans sa carrière et, au bout de sept ans, il faut savoir bouger. Quand elle a été recrutée par la Banque mondiale, je l’ai suivie et j’en suis assez fier. Après 4 ans aux Etats-Unis, fascinants car durant la Grande récession, j’ai repris en France … le même poste de DG car il avait complètement changé : de nouveaux instruments de politique monétaire, des taux d’intérêt devenant négatifs, ce qu’on croyait impossible, plus de recherches, etc. Après cinq années de plus, j’ai voulu à nouveau passer le relais à d’autres. Nommé conseiller spécial du Gouverneur, j’ai aidé ce dernier à ouvrir plus encore la BDF sur l’extérieur : vers les réseaux sociaux, les mouvements professionnels, les associations, les enseignants … Ces derniers notamment aussi avec Citéco, la Cité de l’économie. C’est le premier musée-cité européen sur le sujet, pédagogique et digitalisé. Et je suis fier d’avoir également conduit ce projet de 2012 à son ouverture en 2019, tout en créant parallèlement fin 2016 le Blog de la BDF.
Que conseillez-vous à ceux qui souhaiteraient faire carrière à la Banque de France ?
La BDF recrute pas mal d’anciens élèves de grandes écoles commerciales. Leur formation diversifiée, éventuellement renforcée par des compléments en économie-finance ou en droit les positionnent bien au concours d’adjoints de direction (titulaires). Ce concours demande toutefois une préparation personnelle spécifique. D’autres rejoignent la BDF après une expérience professionnelle, notamment financière, comme contractuels. Les 1001 métiers y sont très variés autour de trois missions : la stratégie monétaire, la stabilité financière et les services à l’économie. Ces missions s’appuient aussi sur beaucoup de fonctions de support, dans la gestion, les ressources humaines, l’audit, etc. Et plusieurs centaines de ses cadres sont détachés dans des institutions européennes (Banque centrale européenne, Mécanisme unique de Supervision, idem pour la Résolution, Commission européenne, Agence bancaire européenne …) ou organisations internationales (FMI, Banque mondiale, etc.). Mais il y en a aussi dans d’autres banques centrales ou en ambassade. Rejoindre la BDF c’est entrer dans une multinationale ayant aussi une implantation territoriale grâce à son réseau de succursales en France.
L’épidémie du coronavirus a déclenché d’importantes réactions de la part des différentes banques centrales dans le monde. La Banque d’Angleterre finance directement l’Etat. Autrement dit, le Royaume Uni peut financer ses mesures exceptionnelles sans que l’Etat émette de dette sur les marchés. Est-ce inquiétant ?
Le Traité de Maastricht interdit le financement direct des Etats par la Banque centrale. Cette règle générale s’impose pour maintenir la confiance dans la monnaie. Sinon, le risque est que, même hors crise, le politique impose --pour se faire réélire-- à la Banque centrale de créer trop de monnaie. Le Royaume-Uni, se détachant de l’Union européenne, prend un risque de plus. Certes, la crise actuelle est sans précédent et l’Eurosystème (la BCE et les 19 banques centrales nationales --BCN-- des pays membres de la zone euro) innove aussi. Mais tout en laissant les 19 états-membres évaluer jusqu’où augmenter leurs dettes, l’Eurosystème joue des 4 instruments dont il dispose. 1/ Une baisse du taux d’intérêt (devenu) directeur, déjà négatif, ce que n’ose pas faire la Banque d’Angleterre ; 2/ des prêts ciblés des banques aux entreprises, notamment petites et moyennes à l’accès moindre aux marchés financiers, avec des taux encore plus bas, car cette fois les banques doivent être partie de la solution et non du problème. 3/ la relance massive du ‘‘Quantitative Easing’’ (‘‘accommodement quantitatif’’ sur lequel je reviendrai) ; et 4/ le renforcement de la ‘‘Forward Guidance’’, ce ‘‘guidage prospectif des taux d’intérêt’’ qui resteront très bas plus longtemps.
La BCE a lancé un nouveau programme de rachat important d’obligations (Pandemic Emergency Purchase Programme : PEPP) en réaction à la crise du coronavirus. Ces mesures ont permis une baisse rapide puis une stabilisation des taux d’emprunt pour les Etats européens. Cela vous paraît-il suffisant pour sauver la zone euro ? Ou faudra-t-il passer à la ‘‘monnaie hélicoptère’’ ?
Premier aspect : pourquoi la relance du QE via le PEEP diffère-t-elle d’un financement monétaire direct des Etats ? La BCE a annoncé et réalise des rachats d’obligations émises par les Etats auprès des banques pour des montant comparables aux déficits annoncés. Ce faisant elle aide les taux d’intérêt à rester très bas, ce qui est justifié au regard de la chute de croissance et de l’inflation très faible, sinon négative qui l’accompagne. Si, à échéance des titres achetés et parce que la situation économique le justifie, elle rachète des montants équivalents, c’est comme une dette perpétuelle, jamais remboursée en capital. En revanche si/quand les taux remontent, le renouvellement coutera aux Etats en les poussant à mieux gérer leurs déficits futurs possibles. Et surtout, si la stabilité des prix, qui est l’objectif premier de la BCE, est en jeu avec un risque de dérapage inflationniste, elle peut ne pas renouveler ses stocks voire vendre ses titres pour éponger la liquidité. En cas de financement direct des Etats, ce serait trop tard pour ajuster le tir ensuite. Deuxième aspect : pourquoi ne pas opter pour la ‘‘monnaie hélicoptère’’, une création de monnaie directement versée aux ménages et entreprises ? D’une part pour la même raison résumée ci-dessous : la liquidité fournie ne peut être retirée en cas de choc inflationniste. Le dosage est donc plus difficile. D’autre part ce sont les Etats et les banques qui connaissent mieux dans chaque pays de la zone euro les besoins des ménages et des entreprises, ces derniers n’ayant d’ailleurs pas de compte à la banque centrale. Dernier aspect : cela sera-t-il suffisant ? La zone euro n’est pas en jeu car ses habitants tiennent à leur monnaie. Mais comme aux Etats-Unis, la banque centrale ne peut tout faire. Au-delà du rôle du MES (Mécanisme européen de stabilité), le budget européen et/ou un Fond Coronavirus à créer (à défaut d’obligations communes) doivent être utilisés pour cette crise sans précédent (voir mon article du 5 mai 2020, publié par The Atlantic Council, ici : http://bitly.ws/8jM4).
La Banque de France ouvre une salle de marché à Singapour. Pourquoi est-ce important pour la Banque de France d’être présent physiquement dans la cité-Etat ? Cela est-il toujours d’actualité étant donné la crise financière et économique déclenchée par l’épidémie du coronavirus ?
Même si les décisions européennes sont prises par un Conseil (où participent les Gouverneurs des BCN), la préparation, la mise en œuvre et l’explication demeurent largement faites au niveau des BCN. De même, les grandes BCN, comme la BDF, gardent ou créent des représentations à l’étranger. En outre, à New York, où la BDF est présente depuis des décennies, une salle des marchés fut ouverte en 2012 (j’avais modestement aidé à préparer cela) pou